Billet rédigé par Pierre-Edouard Barrault (ENS Lyon) et Karl Mongrain (EBSI, QC)
Avec l’avènement du numérique, le métier de photographe doit s’adapter à des changements majeurs. Le professionnel doit acquérir toujours plus de compétences pour ne serait-ce qu’espérer survivre dans un marché très concurrentiel. Avec la surabondance de photos maintenant disponibles sur le web, et leur incroyable vitesse de transmission, il est à se demander si le métier de photographe n’est pas proche de la disparition, puisque M. & Mme Tout-le-Monde peuvent désormais prendre des photos à partir de leur compact numérique, avec une réussite pas systématique …
Pas facile donc d’envisager une carrière de photographe professionnel au 21e siècle. Mais qu’en est-il réellement? Le métier de photographe est-il destiné à disparaître? Pour commencer notre réflexion, nous vous invitons d’abord à consulter le site web du département de photographie du cégep du vieux Montréal, qui dresse une liste non exhaustive des compétences nécessaires pour devenir photographe professionnel.
Il incombe néanmoins de se demander si ces qualités sont suffisantes pour permettre à un professionnel de se démarquer au sein de ce magma pictural protéiforme qu’est devenu le web. Jetons maintenant un coup d’œil sur les compétences dites plus « techniques » du métier. Comment peut donc se démarquer un photographe professionnel de nos jours? Se cantonne-t-il exclusivement au numérique? Pour tenter d’aiguiser notre réflexion sur le sujet, voici un tableau comparatif du photographe Ken Rockwell, qui compare la technologie numérique avec le procédé traditionnel qu’est l’argentique. Empreint d’une ironie certaine mais pétris de conclusions tirées d’une longue pratique personnelle, ce comparatif risque de paraître questionnable pour certains … et pourtant il a le mérite de présenter une réalité souvent ignorée des amateurs : le numérique n’est pas encore aussi performant que notre bonne vieille pellicule.
Alors, si l’on en revient aux bonnes vieilles références … Henri Cartier-Bresson a ainsi dit que “photographier, c’est une attitude, une façon d’être, une manière de vivre”. Outre cette démarche personnelle et artistique, quelle est cependant la réalité factuelle de ces professionnels de l’image ?
Les photographes, une hiérarchie de castes
Avant de condamner définitivement le métier à cause de l’engouement massif des pratiques amateures, il est nécessaire d’expliciter ses réalités afin de mieux les appréhender. Il n’existe en effet pas un seul type de photographe, mais disons deux grandes “castes”, relativement opposées.
D’une part, le photographe “de commandes”, sorte de référent – majoritairement local – se spécialisant dans des prestations classiques telles la photographie de mariage ou d’enfants, les commandes institutionnelles ou scolaires, les prestations de service (tirages, photos d’identités, numérisations d’archives photographiques argentiques) ou encore les prises de vues aériennes. La concurrence des services en ligne oblige également ces professionnels à avoir une stratégie de plus en plus commerciale et s’appuyant sur les tendances du marché.
L’hébergement de galeries en ligne est ainsi devenu un quasi-standard. Mais c’est surtout la mode de l’album photo qui est actuellement un vecteur de valeur ajoutée car elle vogue sur la tendance actuelle de la personnalisation : on peut voir l’exemple de Nike, qui propose de “tuner” sa nouvelle paire. Mais cette envie de storytelling, qui renoue avec les albums photos de nos parents et grands-parents, n’est-elle pas le moteur de cette résurgence de l’album?
L’autre caste de la profession correspond aux photographes indépendants. A la fois fantasmée (le photoreporter de guerre) ou décriée (le paparazzi), l’activité de ces professionnels condense tous les paradoxes de la profession (comme la disparité des salaires) et stimule les aspirations des talents de demain.
Travaillant souvent de manière freelance ou regroupés en agence, ces professionnels sont très malmenés. En effet les grands magazines de presse – leurs principaux clients – peinent à assurer leur financement à cause du basculement du marché publicitaire vers la Toile. Ils ont ainsi majoritairement tendances à se diriger vers des banques photographiques en ligne pour illustrer leurs articles (cette tendance se retrouve dans beaucoup de secteurs, comme l’administration et la communication institutionnelle). L’engouement pour ces plateformes (Fotolia, Getty) et leurs tarifs très attractifs alimentent une spirale de dévalorisation du contenu, autant dans la rémunération des photographes contributeurs que dans la qualité des images déposées … On notera que le même phénomène s’applique également à la vidéo, ce qui pousse certains artistes à dénoncer cette dynamique de standardisation des contenus, poussée par l’utopie de correspondre à un public mondialisé.
Le photojournalisme, à la manière du journalisme, reste ainsi vulnérable à la montée en puissance de ces nouveaux concepts de diffusion de l’image, dont certains exemples collaboratifs semblent rencontrer un écho largement positif.
Focalisons-nous cependant sur la photographie “généraliste”, et tâchons de garder un regard positif sur ce que peuvent apporter les technologies numériques à la création photographique.
Retour sur les opportunités du numérique
Le numérique a en effet apporté de nombreuses améliorations techniques. Il y a d’abord tout ce qui a trait à la prise de vue. Pouvoir ainsi régler la sensibilité ISO sans avoir à changer la pellicule est sans conteste une avancée ergonomique majeure. Également, la visualisation immédiate du cliché désormais possible. Beaucoup d’options donc, auxquelles tout un chacun a accès, à partir d’appareils numériques parmi les plus basiques … mais encore faut-il avoir l’envie de – et les connaissances pour – régler son appareil sur autre chose que le mode Automatique.
Le Web a lui aussi contribué à ces avancées en permettant d’envoyer presque instantanément nos photos à l’autre bout du monde en quelques secondes. De plus, une fois numérisées, même des photos prises sur pellicule peuvent être retouchées numériquement. C’est ainsi toute la chaîne de production d’une image qui s’en trouveoptimisée, grâce à des logiciels de plus en plus performants tels Adobe Photoshop ou Lightroom, pouvant s’appuyer sur des solutions de stockage et de publication via le Cloud.
Ces nouvelles technologies ont permis de pousser plus loin des techniques déjà existantes, telles que le photomontage et le recours à des formes hautement abouties de retouches. Le terme “photoshoppé” est quasiment entré dans le dictionnaire, et cela a totalement bouleversé nos critères de beauté. Désormais, le moindre détail peut être retouché ou transformé sans laisser la moindre trace. « La frontière entre le réel et le fantastique, entre le vrai et le faux, disparaît au profit d’une nouvelle réalité fictive, ou d’une simulation de réalité », pour reprendre les termes d’Anne-Marie Duguet dans son article L’incidence de la technologie dans l’art contemporain. Vous pouvez consulter l’intégralité de cet article ici, afin d’éventuellement approfondir votre réflexion sur le sujet.
Un des grands apports artistiques au niveau du numérique pourrait aussi être la technique dite du « Timelapse », consistant à prendre une grande série de photos – plus ou moins espacées dans le temps – qui, misent bout à bout, forment une vidéo (comme disait Jean-Luc Godard, “la photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde”). Voici un magnifique exemple de ce procédé réalisé par le photographe et vidéaste Jeff Frost (1).
Flawed Symmetry of Prediction from Jeff Frost on Vimeo.
Il est donc possible de renouveler la création photographique grâce au numérique. Mais qu’en est-il du modèle économique conditionnant ce secteur?
La photographie et le reste du monde des médias : un même combat
Ce glissement inexorable vers le tout numérique ne peut que rappeler l’exemple de l’industrie de la musique qui a elle aussi subi une mutation à marche forcée ces dernières années. Heureusement des acteurs désintéressés, comme Apple ou Amazon, ont permis à cette industrie de trouver un modèle économique particulièrement équitable, tant pour les producteurs que que les éditeurs …
Retour à la réalité : l’économie numérique est encore mal régulée, mais certains projets tentent de proposer d’autres modèles afin de mieux rémunérer les ayants droits. Différentes stratégies se mettent ainsi en place.
D’un côté, certains acteurs tablent sur la qualité de tribune mondiale du Web : les artistes peuvent y avoir l’opportunité de se faire connaître, pour ensuite s’insérer dans le système classique (en l’occurrence les industries du cinéma et de la musique représentées principalement par Hollywood et les Majors). Tout l’enjeu est alors de trouver LE nouvel artiste qui attirera à lui les foules numériques, et de le signer avant ses concurrents.
Un autre prisme d’analyse pourrait être celui du crowdsourcing, qui permet à des auteurs de réaliser leurs projets de manière indépendante et d’ainsi acquérir plus de reconnaissance professionnelle et artistique. Dans le cadre du photojournalisme, c’est la plateforme Emphas.is qui concentre le plus d’initiatives.
Mais l’économie numérique des médias ne peut être appréhendée sans revenir sur la dynamique du “stock”, ces plateformes qui regroupent des milliers (voire millions) de contributeurs ces derniers étant rémunérés plus ou moins équitablement).
L’écosystème Envato, qui regroupe des développeurs, des graphistes, des designers, en est un bon exemple. Reste à connaître la proportion de professionnels réussissant à vivre pleinement de ce modèle.
Dans le cadre de la photographie, ce système est décrié car il induit une dynamique dévalorisante. Mais certains projets tentent de redresser le cap en proposant de meilleurs contrats pour leurs contributeurs (tarifs de vente plus élevés ou part du prix de vente leur revenant plus grande).
Conclusion
Être photographe n’est certes pas une sinécure, mais le métier n’est pas au bord de la désintégration.
Outre la recrudescence du marché de l’art pour le médium photo – qui bat des records ces derniers temps – il existe des initiatives cherchant à rendre au photoreportage ses lettres de noblesse. Ainsi du magazine semestriel XXI, qui propose des reportages photographiques sur des sujets nécessitant un longue préparation, plusieurs mois (voire années) d’immersion … car quoiqu’il arrive, la qualité nécessite un minimum de moyen.
(1) Avec l’aimable autorisation de Jeff Frost pour utiliser son oeuvre “Flawed Symmetry of Prediction” dans cet article.